Vendredi 13 (par Xavier Renou et Antoine Bonnet)

Vendredi 13 Novembre, à Saint-Denis et Paris, plusieurs attentats ont été fomentés par des terroristes faisant au total 129 victimes et plusieurs centaines de blessés, dont certains sont encore à l’heure entre la vie et la mort. D’ailleurs la cible première de ces attentats, revendiqués par Daesh, semble être la vie ; en effet, ce sont des « lieux de vie «  qui ont été visés : café (boulevard Voltaire, rue de Charonne dans le XIè, le Carillon et le petit Cambodge dans le Xè) mais aussi, salle de concert (le Bataclan) et stade de football (à Saint Denis). Des « lieux de vie ».

Outre l’organisation précise des faits, que l’enquête révélera dans les jours prochains, c’est le caractère aléatoire, aveugle donc, qui a choqué, chacun pouvant considérer qu’il aurait pu être victime lui-aussi. Les précédents attentats visaient des cibles bien précises : Charlie, des juifs…

En guerre, mais laquelle ?

A ces meurtres de sang-froid, la société française mais aussi occidentale est appelée à répondre avec sang-froid et « sérénité » par les autorités. Nous serions en guerre désormais, parce que nous avons été frappés par des gens qui agissaient explicitement pour punir notre pays de son engagement militaire en Syrie. Mais alors, comment appeler justement ces troupes françaises qui bombardent la Syrie depuis septembre 2015, date des premières frappes aériennes sur Deir El Zor à l’Est de la Syrie ?

Dominique De Villepin affirmait dimanche : « le piège, c’est l’idée que nous sommes en guerre ». Si l’ancien premier ministre nous permit jadis d’éviter de suivre les Etats-Unis dans l’aventure désastreuse de la deuxième guerre d’Irak, force est de constater que cette fois, il se trompe complètement : la France est bel et bien en guerre en Syrie depuis septembre dernier, mais également au Mali, en Centrafrique, en Libye et Dieu sait où encore… Comment savoir précisément, dès lors que ces guerres jamais déclarées et à l’occasion menées par des forces spéciales discrètes à souhait ne font pratiquement pas l’objet de discussions publiques dans la presse ou au Parlement. La France est en guerre, nos dirigeants sont en guerre, mais pas nous !

Nous n’avons pas su empêcher ces engagements et nous en payons chèrement les conséquences. A la naïveté de croire que nos bombardements ne touchent pas des civils, femmes, enfants syriens et autres, provoquant autant de haine et de désir de vengeance à notre encontre, nous ajoutons un aveuglement coupable teinté de mépris pour la vie des étrangers non occidentaux. Qui s’est ému de l’attentat au Liban ? Qui est venu en aide aux réfugiés victimes des armées de Bashar, de Daesh ou de France ?

En fait, après des siècles de conflits classiques sur son territoire proche, les populations européennes découvrent la réalité des guerres asymétriques.

On savait qu’elles se caractérisaient par une écrasante supériorité technologique, un nombre particulièrement faible de victimes dans nos rangs, le cantonnement des guerres à des zones géographiques très éloignées et des victoires faciles quoique jamais totales : des victoires partielles, insuffisantes pour arrêter les incendies allumés, mais suffisantes pour rendre possibles néanmoins l’obtention de confortables revenus pétroliers ainsi que de juteux contrats de sécurisation, d’entraînement et de construction d’infrastructures dans les territoires sous contrôle. On oubliait que dans ces affrontements inégaux, les faibles, moins dotés militairement, partageaient cependant avec les forts au moins une arme : le terrorisme, c’est-à-dire le ciblage des innocents pour déstabiliser leur adversaire.

Une arme partagée, oui. Il est utile de le rappeler. Une proximité qui fut jadis au cœur des controverses autour de la définition proposée en 2005 par le Secrétaire général de l’ONU d’alors, Kofi Annan : le terrorisme est caractérisé lorsqu’il y a « intention de causer la mort ou de blesser gravement des civils et des non-combattants dans le but d’intimider une population ou de contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir un acte ou à s’abstenir de le faire ». Une définition qui fut rejetée par une grande partie des Etats de l’ONU, et rejetée parce qu’elle risquait justement de condamner également les frappes militaires indiscriminées dont se rendent à l’occasion coupables les armées nationales…

Ce que viennent de rappeler les attentats de cette année à Paris, c’est la leçon du 11 Septembre pour les Etats-Unis : même dans les guerres asymétriques, il n’y a pas ou plus d’impunité territoriale, pas plus d’ailleurs qu’il n’y a pourrait-on dire d’impunité morale : ce que nous faisons là-bas, en bombardant des populations civiles, on peut nous le faire ici, avec des moyens bien moins meurtriers, mais redoutablement efficaces sur le plan psychologique. Remarquons au passage que ce qui est criminel ici l’est tout autant là-bas, et que sans doute il y a quelque ironie à voir que nous réclamons une indispensable solidarité du monde entier contre le terrorisme après avoir tenté de priver les réfugiés des guerres du Moyen-Orient de cette même solidarité.

Il semble pourtant que la similitude avec le 11 Septembre ne s’arrête pas là : au lendemain de l’effondrement des trois tours (si si, trois), George Bush parlait déjà de terroristes visant notre mode de vie et nos valeurs, et déclenchait de nouvelles guerres en Irak et en Afghanistan. Dans le même temps, il restreignait considérablement les libertés intérieures, installant la surveillance généralisée des populations et l’unité nationale à marche forcée. 15 ans plus tard, le gouvernement Hollande / Valls, nous rejoue le même air des néoconservateurs américains : les frappes contre Daesh, la surveillance généralisée de la population et le déploiement massif de policiers et de militaires dans toute la France après Charlie n’ayant servi à rien, on propose… de nouvelles frappes militaires contre Daesh, le déploiement massif de plus de policiers et de soldats, et on franchit un pas supplémentaire dans la restriction des libertés avec l’état d’urgence, la suppression des manifestations contre le réchauffement climatique, la fermeture des frontières y compris aux militants écologistes, et la perspective de l’internement administratif ou l’assignation à résidence de simples suspects, la déchéance de nationalité (comme sous Vichy) de certains d’entre eux, etc.

L’Islam d’ici et d’ailleurs : modernisation, crispation, dérive sectaire… et expression d’une rupture politique

L’islam est en pleine (r)évolution. Certes, il n’est pas inutile de rappeler que Daesh, l’Etat Islamique en Irak et au Levant est d’abord la création d’anciens généraux de Saddam Hussein désireux de prendre leur revanche. Des généraux assez étrangers aux allégeances religieuses, le régime bassiste du dictateur irakien ayant été laïc et peu versé dans la foi. En Syrie, Daesh semble partiellement infiltré, au point d’être manipulé, par les hommes des services secrets du régime également bassiste de Bashar El Assad. Dans les deux cas, le mouvement insurrectionnel s’est entouré de chefs religieux pour mieux convaincre et entraîner les populations locales, et attirer à lui une partie de la jeunesse désespérée des quartiers de relégation d’Europe et d’ailleurs. Mais ces constructions artificielles ne sauraient expliquer à elles seules le formidable succès local de cette organisation, qui rallie toujours davantage de civils à sa cause en Irak, en Syrie et ailleurs. Comme le montre le livre d’Emmanuel Todd et Youssef Courbage « Le Rendez- vous des civilisations » en 2007, l’émergence chez les musulmans sunnites de Daesh, et la haine de ce mouvement à l’encontre des musulmans chiites pourrait bien traduire l’écart croissant qui caractérise ces deux grands courants de l’Islam, avec d’un côté des chiites engagés dans une forme de modernisation ( fécondité basse, éducation et ascension sociale et politique des femmes…) et rejet de cette forme de modernité chez les sunnites. Après nous avoir servi l’Iran comme le démon pendant trente ans, c’est vers l’Arabie Saoudite que nous devons nous tourner à présent.

Comme l’inquisition catholique entre le XII et le XVè siècle a été une réponse à la crise chrétienne de l’époque, manifesté par la réforme protestante, l’obscurantisme de Daesh est à lire comme une crise profonde de l’Islam ; et non, comme une volonté de puissance décrite par Michel Houellebecq dans « Soumission ». Selon le spécialiste de l’Islam, Bernard Lewis, la crise aurait même débuté il y a plusieurs siècles.

Le succès de Daesh en Europe, pour n’être pas aussi massif, est cependant spectaculaire : il suffit en effet d’une poignée de jeunes armés, désespérés et fanatisés pour semer la terreur dans une partie de la population. On compte déjà plusieurs milliers de Français, pour ne parler que de notre pays, qui sont allés rejoindre les rangs de l’État islamique en Syrie ou en Irak. Des jeunes issus pour la plupart de l’immigration, mais pas tous, et en tous cas des milieux sociaux les plus dominés socialement et culturellement, qu’ils soient issus des quartiers populaires urbains ou des villages en déclin des zones abandonnées par l’aménagement du territoire.

Ce succès incontestable doit aussi nous interroger : les discours publics refusent justement de comprendre l’origine de ses dérives sectaires, et préfèrent évoquer les kamikazes comme des sortes de monstres sans histoire. On comprend que les élites néolibérales, directement responsables de la précarisation croissante d’une partie importante de notre population, et en premier lieu des fils et filles de l’immigration, préfèrent éviter les questionnements qui fâchent, en faisant mine de ne pas comprendre que l’Islamisation est désormais une forme de politisation contestataire pour toute une partie de la jeunesse de France, un langage, des signes (la barbe ou le voile, les vêtements amples, la couleur noire de ceux-ci etc.) destinés à exprimer publiquement leur rupture – profondément politique – avec le pays qui les a vus grandir mais ne leur a jamais accordé la place qu’ils méritaient.

Alors ?

Face à la peur et à l’engrenage de la haine, nous ne sommes pas sans armes. Nos armes sont de « construction massive » : elles visent à préserver la vie contre la pulsion de mort de Daesh et de ses jeunes recrues comme de ceux de nos élus qui se plaisent tant à encourager celle-ci, à grand renfort de gesticulations martiales et de stigmatisation proprement communautaristes de tous ceux qui ne seraient pas membres de « notre » communauté.

Et la COP 21 nous offre une occasion exceptionnelle d’en faire usage, de ces armes. Car cette conférence, qui s’ouvre le 29 novembre à Paris, n’est plus désormais seulement une conférence sur le climat mais un rendez-vous fondamental de tous ceux qui réclament un changement de civilisation. L’Occident doit infléchir, voire déconstruire tout un système de valeurs qui est aussi celui qui a rendu possible Daesh, la crise climatique actuelle et la plupart des conflits dans le monde.

La COP 21 peut être l’occasion de remettre en question le pillage des richesses minières et énergétiques des pays du Moyen-Orient et d’ailleurs, ce que Nicolas Sersiron et d’autres appellent l’extractivisme, celui qui conduit des Etats à utiliser les conflits locaux, les contradictions, les rancoeurs, les différences religieuses, ou encore les ventes d’armes bref la géopolitique pour prendre possession des ressources d’autres Etats. C’est pour l’extractivisme que les Etats-Unis ont mené les guerres d’Irak dans les années 1990 puis au début des années 2000. L’Arabie Saoudite et le wahhabisme sont les soutiens bien connus du fondamentalisme religieux sunnite depuis plusieurs décennies et pourtant notre allégeance est totale envers le régime criminel qui contrôle ce pays, à cause des super profits qu’assurent à nos firmes pétrolières l’accès privilégié et peu coûteux à son pétrole. Réduire notre dépendance envers les énergies fossiles et l’hégémonie de la voiture sur les autres modes de déplacement seraient probablement les seules mesures radicales de nature à rendre possible une paix durable au Moyen-Orient, en plus de la libération de la Palestine évidemment.

Au coeur de ce choix civilisationnel, il y a la question du partage. Partage des richesses, traditionnellement, partage du pouvoir aussi, avec la demande d’une refondation de nos démocraties autour d’une véritable association des peuples aux décisions. Mais partage aussi des territoires, des espaces, des hébergements, pour accueillir enfin comme il se doit ces millions de personnes qui fuient la Syrie parce qu’ils sont pris dans l’étau d’un dictateur- boucher et d’un groupuscule totalitaire. Leur fermer les bras, comme le préconise l’extrême droite, c’est « fermer sa porte » vendredi soir dans le XIè arrondissement de Paris aux victimes de Daesh. #portesouvertes.

Une chance historique donc. Sortir d’une civilisation du pétrole, mettre fin au productivisme, à l’extractivisme outrancier, ouvrir les frontières aux réfugiés, mettre fin au commerce des armes… C’est le défi que nous lancerons dans quelques jours et pendant toute la durée de la COP 21, dont nous n’attendons plus rien d’autre que de nous servir de prétexte à cette mobilisation pour une autre civilisation. Qu’ils sachent, nos maîtres, qu’aucun état d’urgence ni aucune peur irraisonnée ne nous empêcheront de marcher pour le climat, de nous réunir pour le climat, et même de désobéir pour le climat…

Antoine Bonnet et Xavier Renou